Faut-il innover en classe ?
Quel meilleur argument marketing que le caractère innovant d’une idée, d’un produit ou d’une structure ? Les enseignants n’échappent pas à ce mouvement : matériels, logiciels, projets innovants leur sont régulièrement proposés ou demandés et ceux d’entre eux qui sont lauréats de concours dédiés aux projets innovants apparaissent comme des modèles prestigieux.
Face à cette logique, la mise en avant de l’innovation doit pourtant être interrogée. Doit-on toujours associer innovation et amélioration, innovation technologique et progrès ? Qu’on pense aux travaux de Jacques Ellul qui a montré avec constance l’incompatibilité qu’il peut y avoir entre progrès technique et progrès social.
Au-delà même de cette question, dans le cas particulier de l’éducation, rien ne garantit qu’une innovation technique soit aussi une innovation pédagogique. Même si les outils numériques ouvrent de nouvelles perspectives, l’introduction du dernier gadget technologique ne suffit pas à révolutionner les résultats des élèves, même si beaucoup de discours veulent le laisser croire…
Les phénomènes de mode s’imposent dans le monde éducatif comme ailleurs. Il est alors légitime de se demander pourquoi innover aujourd’hui, si cette nouveauté qui doit tout changer se trouve demain reléguée au rang des pratiques dépassées. Les enseignants ont d’ailleurs l’impression d’être très régulièrement incités à renoncer aux pratiques précédemment mises en avant. L’obsolescence programmée de l’innovation ne serait-elle pas un frein au changement ? D’autant que l’innovation semble bien souvent n’être qu’un nouveau nom appliqué à une pratique connue depuis longtemps : les plus anciens sont étonnés de voir que telle ou telle méthode « innovante » n’est qu’une reprise « redesignée » d’éléments des pédagogies actives de Jacotot, Freinet ou Montessori…
Peut-on imposer une innovation ?
Par ailleurs, la question de la diffusion, de la généralisation de l’innovation se pose avec acuité : à quoi bon inventer de nouvelles pratiques si elles ne peuvent pas être répliquée dans d’autres classes, par d’autres enseignants ? Au-delà de l’effet marketing, les dispositifs ou les personnes innovantes que l’on met en avant en éducation ne constituent-ils pas les quelques arbres qui cachent l’immense forêt d’une école immobile, celle qui résiste à tout changement ?
Mais d’un autre côté, l’innovation n’est-elle pas, par définition, incompatible avec la généralisation ? Une innovation, quand elle est adoptée par l’institution, ne perd-elle pas son caractère innovant ? La créativité formalisée, massifiée, répandue sous forme de prêt-à-porter, conserve-t-elle sa valeur ?
Beaucoup d’enseignants, sans être considérés comme particulièrement innovants, sans même se considérer ainsi, sont en recherche et en quête d’amélioration de leurs pratiques professionnelles. La forêt recèle beaucoup d’essences cachées qui lui donnent pourtant toute sa force et méritent tout autant reconnaissance et soutien. Cette inventivité quotidienne, cette créativité tactique (au sens où l’entend Michel de Certeau, c’est-à-dire au niveau individuel, quotidien, indépendamment des projets stratégiques institutionnels), ne doivent-elles pas être encouragées ? La capacité à trouver LA solution adaptée au contexte particulier d’une classe particulière à un moment particulier, n’est-ce pas une forme d’innovation impossible à répéter ou à généraliser, mais qui fait toute la valeur de nos enseignants ?
Jusqu’où est-il utile d’être futile ?
On parle souvent de résistance au changement et c’est à cela que fait allusion le titre de cette année, mais cette notion de résistance doit être examinée elle aussi. La résistance peut être une opposition massive et frontale, un refus catégorique ; la Résistance pendant la Seconde Guerre mondiale en est un exemple héroïque. Dans ce cas, une résistance inutile est celle qui va contre un mouvement inexorable, qui cherche à éviter que n’advienne un futur que rien ne peut empêcher.
Cependant, on parle aussi de la résistance d’un matériau, qui n’évoque pas une hostilité ou un obstacle absolu, mais seulement une capacité à s’opposer à une force extérieure, à se déformer. Entendue ainsi, la résistance à l’innovation ne serait pas un refus, un combat désespéré contre le monde moderne, mais plutôt une mise à distance critique des injonctions à innover, un examen sans naïveté des conditions et des apports du mouvement proposé : ni luddisme, ni acceptation résignée d’un destin sur lequel on n’a aucune prise. Résister à l’innovation, ce peut être ne pas céder sans s’être d’abord demandé pourquoi céder, sans avoir pesé les gains anticipés.
Dans ces conditions, la résistance n’est pas futile, elle n’est pas une sorte de mauvaise grâce vouée à l’échec. Elle est, bien au contraire, ce qui donne une colonne vertébrale à l’innovation, ce qui lui confère sens et vigueur. Ceux qui, nombreux, passent du temps à déplacer de la fonte dans les salles de sport pourront témoigner que la résistance de l’haltère n’est pas inutile, même si in fine, elle ne parvient pas à empêcher le mouvement du sportif : elle est ce qui fait que ce mouvement n’est pas absurde.
L’allégorie des borgs
Nous avons choisi de glisser dans le titre une allusion discrète (ô combien discrète, puisque presque personne ne l’a perçue) à une œuvre célèbre de la culture populaire du XXème siècle : Star Trek. Les Borgs y sont une race de créatures mi-organiques mi-robotiques dont la particularité est que tous les individus sont connectés entre eux et qu’ils n’ont pas de personnalité propre, mais sont des parties d’un être unique, qu’on appelle le collectif borg. Lorsqu’ils rencontrent une forme de vie inconnue, ils en prennent possession en transformant les individus en borgs et en assimilant leurs connaissances au sein du collectif, ce qui leur confère un niveau technologique très au-delà de celui des autres créatures de l’univers. Comment ne pas voir ici l’analogie avec ce que l’on appelle « intelligence collective », l’idée que l’intelligence d’un groupe humain est supérieure à la somme des intelligences de chacun de ses membres ? Ce collectif est séduisant à bien des égards : il crée une unité de l’union de tous ses éléments, les spécificités de chacun viennent s’ajouter à l’ensemble pour l’enrichir, chaque qualité est intégrée et les défauts sont éliminés, afin de créer un être parfait. C’est ce collectif qui s’annonce en ces termes auprès des vaisseaux qu’il rencontre :
« Nous sommes les Borgs. Abaissez vos boucliers et rendez-vous sans condition. Nous intègrerons vos caractéristiques biologiques et technologiques aux nôtres. Votre culture s’adaptera à nos besoins. Toute résistance serait futile. »
Ce personnage collectif ne doit-il pas être vu comme une image du progrès, de l’innovation, qui s’étend un peu chaque jour, en prenant dans chaque individu de quoi renforcer le collectif et en donnant à chacun la force de l’ensemble ?
Pourtant, les Borgs sont des ennemis dans l’histoire et, dans le film Star Trek : premier contact, le dialogue entre la reine Borg et Data, l’androïde qui rêve de devenir humain, est éloquent à cet égard. Quand la reine affirme que les borgs ressemblaient aux humains, jadis, « défectueux, faibles, organiques », mais qu’ils ont réussi à progresser vers la perfection grâce au « synthétique », Data lui répond qu’« espérer pouvoir atteindre la perfection est souvent le signe d’un cerveau qui fonctionne mal ».
Tout comme ce progrès que représente l’évolution des borgs, l’innovation peut-elle être imposée contre la volonté de ceux à qui elle est censée profiter ? Existe-t-il une innovation universellement positive qui pourrait s’appliquer à tous ? Une innovation particulière peut-elle être sortie de son contexte et agglomérée à un système plus global sans perdre de son intérêt ? N’est-ce pas précisément dans la diversité et la spontanéité des pratiques innovantes que réside toute leur valeur ?
Au-delà de toutes ces questions, qui pourront être abordées pendant la journée, il nous semble utile de promouvoir l’engagement des enseignants vers une démarche de recherche, une ouverture sur les apports de la science et des technologies couplée à une attitude réflexive sur le travail mené en classe et les besoins des élèves, qui les amènent à chercher, seuls ou en équipe, de nouvelles façons d’enseigner.